La question abordée par l’Évangile de ce jour, la question du pardon et de la faute, est si délicate et essentielle, qu’il ne s’agit pas pour moi qui vous parle ce matin de « faire la leçon » ou de prendre des exemples lointains et abstraits pour encourager au pardon. Mais il faut essayer de voir la nature de ce qui est blessé en moi et qui appel, ou non, un pardon. Dans mon expérience de prêtre, je constate que très souvent, revient dans le sacrement de la réconciliation cette confession de la difficulté ou de l’incapacité à pardonner. Pourquoi ?
Si je reviens à l’Évangile de ce jour, je constate que la parabole nous décrit une situation bien particulière et, finalement assez favorable : celle d’un pardon accordé (accordé par le roi à son serviteur), ou refusé (refusé par le serviteur à son compagnon) à la suite d’une demande de pardon (« prends patience ! »). Je remarque que ces pardons demandés, ne sont pas, pour moi, les plus difficiles à accorder. « Excuse-moi, j’ai pas fait exprès ! Pardonne-moi, j’étais en colère et mes paroles ont dépassé ma pensée » Cela ne rend pas le pardon forcément facile (cela dépend fortement du niveau de dépassement des paroles par rapport à la pensée) mais cela arrange tout de même beaucoup les choses et on a finalement de l’estime pour celui qui a le courage de demander pardon, car il en faut. On en est même parfois ému. Mais, ces cas sont, finalement, assez rares. Trop rares.
Le plus souvent les blessures, les offenses, qui me sont faites ne s’accompagnent jamais, d’une demande de pardon. Je suis meurtri, humilié, calomnié, court-circuité, rejeté, trahi, spolié, atteinte de mon intégrité morale, psychologique, physique sans que jamais personne ne vienne s’excuser ou s’accuser d’une faute envers moi. Je me sens méprisé. Qu’un événement me replonge dans le souvenir de l’injustice qui m’a été faite et la blessure se rouvre ! C’est comme des bulles qui viennent des profondeurs et qui éclatent à la surface pour me rappeler des blessures anciennes. Je ne m’en sors pas de cette douleur parce qu’en face, personne ne m’a jamais demandé pardon. Vous savez, on peut en être empoisonné longtemps, des années, toute une vie !
Personne ici, dans cette église, n’échappe à cela. Personne ne peut dire qu’il n’a rien en travers de la gorge qu’il n’arrive pas à avaler : tellement en travers de la gorge que c’est de là que naissent les sanglots quand revient le souvenir. Et si on n’arrive pas à l’avaler, c’est que, tout simplement, ce n’est pas comestible, ce n’est pas assimilable. Souvent, les injustices qui nous sont faites touchent à l’innocence en nous, à une sorte de pureté, de confiance qui a été souillée ou trahie. Et le pardon ne va pas de soi, car il serait, croit-on, comme un aveu de faiblesse ; on souhaiterait plutôt que celui qui m’a blessé souffre à son tour : ce qu’on appelle la vengeance, avec forme de rage ou de colère ou de dépression.
Peut-être celui qui m’a blessé a-t-il une forme d’emprise sur moi qui m’empêche de lui parler et finalement de lui pardonner ? Il est mon supérieur, mon patron, il est colérique et me fait peur, il est mon père, ma mère, mon frère, ma sœur, mon mari, ma femme. Il est même peut-être mort… raison suffisante pour le dialogue soit désormais impossible. Pourtant, il faut bien trouver le chemin de la parole, sous peine d’en mourir soi-même, d’une manière ou d’une autre, de voir l’offense qui m’a été faite se retourner contre moi et continuer son œuvre de destruction. Parole confiée à une personne de confiance, parole déposée dans le sacrement de réconciliation pour obtenir de Dieu la grâce d’avancer et de vivre. On voit bien par-là que la démarche du pardon est aussi une réconciliation avec soi-même et pas uniquement avec les autres, un chemin pour vivre.
La plupart du temps, le pardon n’est pas un acte spontané, de l’ordre d’une décision : « Allez, c’est d’accord, je pardonne ! » Non, il s’inscrit dans le temps, et parfois dans un temps long. C’est ainsi que je comprends la parole du Christ : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept foi. » Le pardon n’est pas un point d’arrivée, mais il est un chemin qu’il faut prendre et reprendre sans cesse, avec des avancées et des reculs, jamais vraiment fini, mais sur lequel nous rencontrons le Christ. Il ne s’agit pas d’abord d’y arriver, mais de rester en chemin.
Le pardon n’a donc rien à voir avec l’oubli ! Ni avec l’absence de souffrance ! Mais l’on sait qu’on a commencé de prendre ce chemin lorsque l’offense ne m’empêche plus de vivre, lorsque la boule au ventre et le sentiment de vengeance commencent à disparaître. Ce pardon ressemble à un lâcher prise et pour nous, chrétiens, à une remise de notre histoire douloureuse et de ses protagonistes dans les mains du Père. Incapable de pardonner, je demande pourtant au Père d’avoir la force du pardon, d’avoir un cœur qui ne se ferme pas à ce chemin. J’essaie de mettre mes pas dans ceux du Christ qui, sur la Croix, confie ses bourreaux au pardon du Père.
Nos histoires d’offenses et de pardons sont douloureuses. Ne les laissons pas gâcher définitivement nos vies, ne refusons pas les grâces que nous offrent le Seigneur et celle qu’il nous donne en ce moment, l’Eucharistie. En prenant son corps offert, accueillons aussi la force d’emprunter le chemin du pardon, pour choisir la vie en accueillant la joie de sa présence.
Fr. Emmanuel
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE